Lettre de Marcelino du 3 septembre 1939

Trente-sixième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine Chatelard, dans les Basses-Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.

La Condamine Chatelard, 3 septembre 1939*

Avec cette lettre je réponds à la vôtre du 30 août. Concernant ce que tu me demandes sur nous, eh bien oui, je crois que nous serons bientôt transférés à un autre endroit puisque nous sommes en train de finir les travaux. Quelques compagnies proches de la nôtre ont été déplacées quelques kilomètres plus bas pour construire une autre route. Nous serons obligés de les suivre puisqu’où nous nous trouvons il nous sera bientôt impossible de travailler à cause de la température trop basse. C’est Juan qui, avec le camion qu’on lui a confié, évacue lesdites compagnies et continue à approvisionner les camps de travailleurs espagnols des Basses-Alpes. Peu à peu, nous nous rapprocherons. Nous, nous dominons le froid. Le problème est que vous puissiez vous débrouiller, même en peinant, durant cette période froide, triste et assez longue. Surtout ne vous découragez pas. Il faut que de ce que nous subissons, vous sortiez bons et non rebelles. Ayez de la force pour conserver le courage, car si vous le perdez nous ne pourrons pas profiter de la joie que nous aurons le jour où nous serons ensemble.
Je souhaite que ces mots soient un soulagement pour tous. Aussitôt que nous serons réunis nous ferons en sorte que nous entreprenions une nouvelle vie. Agissez pour que ce jour tant espéré soit joyeux comme un pinson. La guerre chemine une fois de plus la faux à la main. Comme la majorité des gens, nous ne savons pas jusqu’où elle arrivera ni ce qui s’en suivra, alors, vous faites attention. Moins vous parlerez du conflit et mieux ce sera. Si on vous incite à répondre aux questions sur ce thème, taisez-vous. « A folle demande, point de réponse ». Car on ne sait jamais avec qui on parle, il est bien connu qu’avec la langue on peut faire plus de mal qu’avec un poignard. Aussi bien dans les conversations que dans les lettres, ne vous engagez pas, ni vous, ni quiconque. En temps de guerre les dommages sont habituellement très graves. Ces avertissements sont pour vous tous, et spécialement pour les garçons.
Benigna, ne te laisse pas commenter qui sont les bons ou les méchants si tu désires n’avoir pas d’ennuis.
Cher fils Sebastian. J’ai reçu ta lettre du 30, laquelle m’a fait plaisir en sachant que ta santé est bonne. Sur ce que tu me dis de Valero, n’y attache pas autant d’importance. Je n’éprouve pas de peine pour lui, mais pour toi, puisque tu dois abandonner l’atelier. J’avais le pressentiment qu’il se passait quelque chose à ce sujet puisque je vous ai demandé l’adresse de ton patron et vous ne me l’avez pas donnée. Votre comportement m’étonna mais j’avais confiance. Mais, cela dit, je veux que tu sois sincère et bien entendu, tu me dises la vérité. Dis-moi si c’est un ordre du Préfet, du patron, ou parce que tu as fait une faute. Tu ne dois rien me cacher, quelle qu’ait été la raison de ton renvoi, nous pouvons faire quelque réclamation. Je crois que, vu l’état présent de la France, il est invraisemblable qu’on congédie les travailleurs quand on a le plus besoin d’eux. Si ce n’est pas une erreur, c’est qu’il y a eu faute. Réponds-moi vite, avec sincérité, car les choses mal faites, après les avoir commises, ont plus tendance à être réprimandées que corrigées. Quelqu’un a dit cela pour que je puisse te le dire aujourd’hui, un jour de plus des jours graves que nous vivons.

Marcelino Sanz Mateo

*/Après l’invasion de la Pologne par Hitler, l’Angleterre et la France déclarent la guerre à l’Allemagne. Le 3 septembre 1939, c’est le jour de la mobilisation de l’armée française.