Lettre de Marcelino du 31 août 1939

Trente-cinquième lettre de Marcelino, écrite da la Condamine Chatelard, dans les Basses-Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.

La Condamine Chatelard, 31 août 1939

J’ai reçu votre lettre du 28, dans laquelle je vois que vous êtes en bonne santé, mais aussi effrayés par la noirceur des événements actuels. Si j’étais avec vous, vous me verriez-vous donnant toujours du courage. Moi je ne me décourage pas en pensant à ce qui peut arriver. On ne craint pas ce qu’on ne connait pas. Ce n’est pas la première fois que nous avons une mauvaise passe et nous tous vivons encore. Comme je te l’ai dit, nous sommes déjà habitués à souffrir pour continuer à vivre. Cela nous rend fort, pour vaincre les attaques de l’adversité. C’est à notre tour de souffrir. Il y a toujours des gens qui souffrent sur cette terre, et cela depuis les temps les plus lointains.
Benigna, surmonte la peur en ayant plus confiance, car le temps murit tout ; et lorsqu’une porte se ferme, une autre s’ouvre. Nous, nous ne pouvons pas empêcher la guerre de venir, donc si elle vient, nous devons continuer à supporter l’averse amère sans désespérer et sans que tu penses que nous ne nous reverrons plus. Jamais, même dans ton plus grand désespoir, tu ne dois penser cela, mais le contraire : que nous nous unirons bientôt, quoi qu’il arrive ; et que tous réunis nous aurons plus de force pour vaincre les calamités déchaînées par les hommes. Pour sortir de cette mauvaise passe, ôtes-toi de la tête qu’on nous fera aller aux tranchées.
Tu me répètes ce que diffuse la radio et tu t‘étonnes que je ne t’écoute pas. Saches que j’ai pas mal perdu la soif que j’avais d’apprendre les nouvelles. Ce qui fixe mon attention est l’expérience qu’il faut avoir pour savoir vivre lorsque je serai libéré de cet esclavage. Tout ce que dit la radio m’entre par une ouïe et me sort par l’autre. Les discours ne m’intéressent pas. Je ne suis ni pour ni contre tel autre. « Bien faire et laisser vivre ». La grande nouvelle d’ici est qu’on a transféré Juan de notre camp au village le plus proche de la Condamine. A la suite de la mobilisation des chauffeurs français, on l’a nommé chauffeur du camion qui nous apporte le ravitaillement. Le seul inconvénient que nous avons est que nous ne dormons pas ensemble ; mais nous nous échangeons des nouvelles tous les jours. Il dit qu’il est très content et qu’il est bien traité. On a également transféré un compagnon de notre marabout – un de Sabadell* – pour être chauffeur.
L’autre grande nouvelle est qu’aujourd’hui 31 août, s’en va d’ici « Ignacio » pour aller en Espagne. Avec lui s’en vont soixante-deux autres personnes. Ils étaient beaucoup plus, mais nombreux furent ceux que la peur a fait revenir en arrière.
Tu me demandes des photos du village. Ça ne se peut pas. Cela fait un mois que « les Sésé » sont partis et nous ne savons rien d’eux. Personne ne peut affirmer qu’ils sont arrivés à destination.
Cher fils Sebastian. Je te souhaite la santé et la sérénité. Voyons si tu as la sagesse d’ôter de la tête de ta mère ses mauvaises pensées. Quand bien même vienne la guerre, toi, travailles et sois sérieux. Si tu peux avoir ton frère Valero en ta compagnie, fais le nécessaire pour que, s’ennuyant trop, il n’ait pas à s’accoquiner avec des malfaiteurs.
Ton père qui ne tardera pas à vous revoir.

Marcelino Sanz Matéo

*/Sabadell est une commune proche de Barcelona.